Céline Boisserie-Lacroix

Urho Kemp, l’art brut et le chiffre

Crystal John’s Archives © Aram Muksian



Revue d’exposition — John Urho Kemp, Un triangle des Bermudes Christian Berst Art Brut, 30 mai > 18 juin 2015


Dans la famille de l’art brut, je demande les fadas des nombres. De ceux qui portent en eux la déraison du chiffre et qui, mus par une inspiration sans bornes, noircissent des feuilles entières, tracent des diagrammes cabalistiques et plongent l’œil dans des spirales numériques infinies. Parmi eux, Urho Kemp, aussi connu sous le pseudonyme de Crystal John ou Cosmic John, dont les travaux ont été découverts et salués récemment.

L’œuvre qu’il nous laisse est d’une incroyable densité : des milliers et des milliers de feuilles recouvertes de formules mathématiques ou physiques, de chiffres agencés dans des structures géométriques, de diagrammes pentagonaux et de mandalas, de formules chimiques et de schémas de cristallographie, légendés par des intitulés philosophiques ou métaphysiques, des extraits de textes bibliques, qui interrogent bien plus qu’ils n’explicitent. Feuilles volantes ou bien reliées, repliées, enroulées, enrubannées, toutes, mises bout à bout, formeraient un chemin de dizaines et de centaines de mètres. Si peu pour cet ambitieux de l’infini.

Une impression d’urgence se dégage de ces feuilles. Recouvertes d’une écriture manuscrite ornée de petites lettrines, utilisant, dans une grande simplicité de moyens, feutre ou stylo bille, elles semblent avoir été griffonnées à la va-vite, comme sous la dictée impérieuse d’une inspiration divine. Souvent, l’espace de la feuille est à peine structuré et, comme dans un débordement de sens, les formules éclatent de toute part. Les schémas en seraient techniques s’ils n’étaient restés à l’état d’ébauches méritant finitions. Vite, laisser une trace, biffer, écorcher le papier, scribouiller, dans un seul élan avant que l’inspiration ne cesse, que l’illumination ne s’éteigne.

À revers de cette œuvre proliférante, ce que l'on sait sur Urho Kemp et sur ses intentions est assez ténu. L’ensemble tient en une page dactylographiée, bouteille à la mer envoyée à la postérité. Tout le reste, on le sait par son ami le photographe Aram Muksian, qui se charge aujourd’hui de l’archivage et de la préservation de son œuvre. La curiosité impose ici de rassembler les morceaux. Né en 1942, il a vécu 68 ans. Biochimiste de formation, il n’a exercé que deux ans, avant de se plonger dans la métaphysique, l’ésotérisme et l’herméneutique, en rejoignant l’Institute of Divine Metaphysical Research, une organisation tournée vers l’enseignement de la révélation divine. Cette quête métaphysique ne l’a jamais quitté. A l’image de ses aînés de la Beat Generation, c’est le portrait d’un homme en marge, un de ces hippies de la contre-culture californienne, qu’il convient de dresser.

On sait qu’il vivait dans un combi Volkswagen à Berkeley, qu’il faisait tourner à l’occasion pour se rendre aux sources d’eaux chaudes de la région. Adapte d’un mode de vie frugal, il avait fait sienne une discipline new age imposant alimentation végétarienne et pratique de la méditation. De temps à autre, lorsque le besoin s’en faisait ressentir, il endossait son costume d’aventurier et partait poursuivre les comètes aux confins du globe. De fait, ainsi qu’il le mentionne - ironiquement ? - dans le CV qu’il a rédigé, il est devenu spécialiste en herméneutique et exégèse, disciplines qu’il pratiquait à travers le déchiffrement et l’analyse des chiffres et des nombres. Des savoir-faire pour le moins peu communs, qu’il comptait, comme il l’explique dans le même document, mettre au service d’un projet de vie quasi-alchimique, tendu vers le rajeunissement et la régénérescence du corps.

Une tentative d’interprétation de ses travaux se dessine. Derrière la sarabande frénétique de chiffres et les diagrammes en majesté, à travers les formules taguées sur la feuille, il faut certainement voir ici la marque de l’exalté, du mystique devenu prophète. De celui qui, à force de chercher, a reçu la révélation de l’architecture cachée de l’univers, d’un ordre cosmique qui ordonnancerait les êtres et les choses. Et dès lors, on pourra voir son œuvre comme autant de preuves d’un encodage métaphysique du réel, renfermant le secret des miracles et des rêves.

C’est sur ce point qu’achoppe le travail d’interprétation. Urho Kemp s’exprime dans un langage crypté, incompréhensible au profane. Les formules sont plaquées, sans démonstration, et les mots ne sont d’aucun secours pour aider à élucider l’énigme qu’il nous pose. Qu’il ait beau tourner et retourner les formules, combiner et recombiner les séries de chiffres, sauter d’un schéma à l’autre, l’observateur en quête de réponse se retrouve vite dos au mur. Alors, on voudra prendre l’image à bras le corps. Tenter d’en épuiser le sens en convoquant l’arsenal symbolique, se frayer un chemin dans la numérologie et finir par en appeler à l’imagerie cabalistique. Jongler avec le vertige. Mais tomber de nouveau sur un os. L’œuvre résiste, comme si elle se devait de garder l’ombre du mystère pour encore mieux enclore le sens du monde.  

On aurait aimé connaître Urho Kemp. Le rencontrer, voir un peu qu’il nous explique. Car c’est ainsi que cela se passait, en vrai. Par la parole. Il concevait ses travaux comme des « offerings », des cadeaux qu’il distribuait aux passants pour les interpeler. Mais ce qu’il leur racontait, et qui constitue la clé du travail interprétatif, restera sans doute une énigme grande ouverte. Leur parlait-il de métaphysique ? De trajectoires de vie ? De politique ? Derrière des titres aussi prometteurs que « the dream formula », « the miracle formula of life », « the miracle diagram », peut-être doit-on voir le rappel à l’ordre de l’éternel hippie en vigie sur ses contemporains, embarqués jusqu’à l’absurde dans une quête artificielle du bonheur.

Des prophètes du chiffre, l’histoire des sciences nous en a livré de géniaux. Des Pythagoriciens à Grothendieck en passant par Kepler et Cantor, autant de figures possédées par la fièvre logique. Témoins d’une nouvelle religion révélée, dans laquelle le monde se reflète par la beauté de son abstraction et la pureté de ses proportions. Mais aucun d’entre eux n’aura autant manipulé « la déraisonnable efficacité des mathématiques », pour reprendre les mots du physicien Eugene Wigner, au point d’atteindre ce point singulier où la logique s’écarte de la vérité et se met à partir en vrille.



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